Avec Dietrich Fischer-Dieskau disparaît une voix unique qui a marqué le répertoire
classique du XXe siècle.Si tant est qu’il fût un paradis pour les chanteurs, c’est là qu’il
se trouve….Lui qui n’avait pas besoin de faire de « Grimaces et singeries » pour mettre
la musique en valeur, il était un canal tout simplement composé par la mélodie et le texte
qu’il avait profondément intériorisé. Il lisait la partition, mais entre ses lignes, comme
si le compositeur s’était adressé à lui pendant son sommeil pour lui dire ce qu’il voulait.
Le privilège des plus grands. Une fois que l’on a écouté Schubert ou Schumann avec lui,
les autres semblent pâles…
Ce qui était unique, chez le baryton Dietrich Fischer-Dieskau, qui vient de mourir
le 18 mai à 87 ans, ce n’était pas son immense répertoire (du XVIIe siècle aux
compositeurs d’aujourd’hui), ni sa brillante technique (notamment sa voix mixte,
c’est-à-dire ce mélange de voix de tête et de voix de gorge, qu’il avait cultivé avec
un art consommé), ni même ce timbre soyeux qui le faisait identifier immédiatement,
non : ce qui était unique, c’est qu’il était un chanteur intelligent. Il ne vendait pas sa
voix, mais un texte et une musique, qu’il avait compris jusque dans les plus infimes
détails, dans les profondeurs les plus inexplorées, les allusions les plus fines.
Il savait où il devait aller, comme un tragédien qui sait dans la scène
d’exposition ce que sera le dernier vers de la pièce. Le chef d’orchestre
Emmanuel Krivine, qui avoue tout devoir au grand baryton allemand,
dit en souriant : « Contrairement aux apparences, la musique se lit de
droite à gauche… » Comme on l’imagine, de tels lecteurs ne sont pas
légion le monde lyrique.
Dietrich Fischer-Dieskau, né Albert Dietrich Fischer von Dieskau à Berlin le 28
mai 1925 et mort le 18 mai 2012 à Berg en Bavière1, est un baryton allemand,
également chef d’orchestre et musicologue.
Cet artiste lyrique du XXe siècle demeure l’un des plus grands interprètes de la
musique vocale. Sa carrière fut impressionnante entre toutes par sa durée, par
la quantité des œuvres enregistrées, et enfin par la qualité et la diversité des
répertoires abordés.
Fils d’Albert Fischer, pasteur et proviseur, le jeune berlinois est très tôt fasciné
par les textes poétiques de Goethe et Schiller qu’il déclame dans la cour de l’école.
Il vient dès l’âge de neuf ans à l’étude de la musique, par l’entremise de sa mère,
l’institutrice Dora von Dieskau, qui l’emmène aux concerts.
Ses capacités vocales naturelles l’amènent à développer un registre de baryton lyrique
capable des nuances les plus douces, malgré une attirance première pour les rôles de
Heldentenor (ténor héroïque). Il donne son premier concert avec le Voyage d’hiver (Winterreise),
cycle de lieder de Franz Schubert, sous le bombardement de 1942 qui dévaste Berlin. La
mezzo-soprano Christa Ludwig raconte que : « Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale,
le public allait aux récitals de Fischer-Dieskau pour prier et pleurer. »
Même s’il a chanté quelques airs d’opéra, sa carrière prend son essor lorqu’il
rencontre le chef d’orchestre Wilhelm Furtwängler en 1950 lors du festival de
Salzbourg :Furtwängler l’auditionne, il est subjugué par le jeune baryton. Ils
donnent ensemble, durant le festival de Salzbourg de 1951, les
Lieder eines fahrenden Gesellen (« Chants d’un compagnon errant ») de
Gustav Mahler.Le lied deviendra alors sa spécialité, qu’il chantait en faisant
passer beaucoup d’émotion.
Dietrich Fischer-Dieskau connaissait plus de 1 500 lieder (par cœur, s’entend,
il chantait sans partition au concert…)— de Brahms, Schubert,
Schumann, Hugo Wolf, Gustav Mahler — et a chanté sous la direction des plus grands
chefs de son temps : Wilhelm Furtwängler, Ferenc Fricsay, Herbert von Karajan,
Otto Klemperer, Karl Böhm, Rudolf Kempe, Eugen Jochum, Georg Solti, George Szell,
Rafael Kubelik, Karl Richter, Leonard Bernstein. Il fut accompagné des pianistes
Wolfgang Sawallisch (qui l’a ensuite dirigé), Sviatoslav Richter, Alfred Brendel,
Murray Perahia ou Herta Klust. La plus longue collaboration fut avec l’anglais
Gerald Moore.(qui accompagna aussi Elisabeth Schwarzkopf). Tardivement, le jeune
Hartmut Höll lui permit de revisiter les répertoires qui firent sa notoriété et
d’explorer les œuvres de compositeurs plus confidentiels mais non moins
importants.
L’histoire de la musique enregistrée du XXe siècle a retenu son apport encyclopédique dans
le domaine du lied. Au sommet de sa carrière, il enregistra pour la Deutsche Grammophon
en 1968 l’intégrale des 600 lieder de Schubert. Puis ceux de Wolf, de Schumann, de Brahms,
de Liszt, avec un souci documentariste.
Professeur d’interprétation musicale à la Hochschule der Künste (« École supérieure
des arts ») de Berlin depuis 1983, il met fin à sa carrière de chanteur en décembre
1992, pour se consacrer à la direction d’orchestre et à la peinture.
Dietrich Fischer-Dieskau a proposé des interprétations marquantes, non seulement en
raison de son timbre vocal, reconnaissable entre tous, ou de son phrasé, ciselé quelle
que soit la langue chantée, mais surtout en raison de la clarté de sa lecture interprétative,
qu’il mettait toujours au service du compositeur et de la musique.Dans ses master-classes
il insistait beaucoup sur le contexte de composition, le poème…
«L’important est de découvrir la musique à travers les musiciens, et non les musiciens
à travers la musique. »
« Le récital de Lieder procure des bonheurs uniques. Il vous oblige à plonger au cœur de
la poésie, à situer les textes dans un bain culturel, beaucoup plus intensément que dans
un opéra, soumis au metteur en scène… Avec les Lieder, vous restez votre propre
musicologue, chef, metteur-en-scène. Dans le cours d’un récital, vous devez quelquefois
incarner une vingtaine de personnages à la suite ; les habiter d’entrée de jeu. Pour
aborder l’opéra, l’interprète de Lieder disposera donc d’une vaste palette de nuances.
En retour, l’opéra forge la résistance physique par la maîtrise des fortissimo, qui
enrichissent son fonds de commerce. »
Un chanteur non pas viril, mais masculin
Cette intelligence aiguë – multipliée par ce don du ciel qui s’appelle une belle voix – a
donc réalisé des prodiges ; et ces prodiges l’ont rendu fort : il était un des rares exemples,
avec Fritz Wunderlich et quelques autres, à être un chanteur non pas viril, mais masculin.
Puissant, et non capricieux, naturellement meneur, et non pas despotique, c’est-à-dire
exigeant, impérieux – même avec Sviatoslav Richter, qui n’était pas précisément un
mollasson.
Ensemble, ils ont laissé un enregistrement de concert (récital Schubert, Salzbourg,
1977, publié par Orfeo), qui reste un des plus beaux disques de chant jamais réalisés.
Il avait écrit des livres, de vrais livres (sur Schumann, Schubert, Wagner et Nietzsche).
Il peignait aussi, moins bien que Schoenberg, mais quand même. Il lisait, il savait.
C’était un homme, un vrai…